|
Méditations qui
accompagnaient les offices célébrés
lors du pèlerinage à Lourdes
Fr.
Stéphane-Marie
MORGAIN ocd (Toulouse)
Se réconcilier
avec la voix de Dieu
« Puisses-tu
écouter, Israël, garder et pratiquer ce qui te
rendra heureux et te multipliera, ainsi que te l’a dit
Yahvé, le Dieu de tes
pères, en te donnant une terre qui ruisselle de lait et de
miel !
Ecoute, Israël :
Yahvé notre Dieu est le seul Yahvé. Tu aimeras
Yahvé
ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton
pouvoir. Que ces
paroles que je te dicte aujourd’hui restent dans ton
cœur ! Tu les répéteras à
tes fils, tu les leur diras aussi bien assis dans ta maison que
marchant sur la
route, couché aussi bien que debout ; tu les attacheras
à ta main comme un
signe, sur ton front comme un bandeau ; tu les écriras sur
les poteaux de ta
maison et sur tes portes » (Dt 6, 3-9).
Ecouter
la parole de Dieu, entendre la
voix de Dieu, ce n’est pas seulement l’accueillir,
ce n’est pas seulement lui
prêter une oreille attentive, c’est
s’ouvrir à elle, c’est la mettre en
pratique, c’est lui obéir ; que nous soyons
« assis dans notre maison, marchant
sur la route, couché aussi bien que
debout ». Mais écoutons-nous
la voix de
Dieu ? Savons-nous déjà
reconnaître toutes ses invitations ?
L’admonestation
lancée par le prophète
Jérémie au reste d’Israël dont
« l’oreille est
incirconcise » et distraite (Jr 6, 10), retentit
encore plus violemment dans
le reproche de Jésus aux Juifs :
Pourquoi
ne reconnaissez-vous pas mon langage ? C’est que vous ne
pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre
père, et ce sont les
désirs de votre père que vous voulez accomplir.
Il était homicide dès le
commencement et n’était pas établi dans
la vérité, parce qu’il n’y a
pas de
vérité en lui […]
Mais parce que je dis la
vérité, vous ne me croyez pas. […] Qui
est
de Dieu entend les paroles de Dieu ; si vous n’entendez pas,
c’est que vous n’êtes
pas de Dieu » (Jn 8, 43-47).
Le
péché nous empêche de discerner la
juste tonalité de sa voix. Seul Dieu, témoigne
Isaïe, peut ouvrir notre oreille
: « Le Seigneur Yahvé m’a
ouvert l’oreille, et moi je n’ai pas
résisté, je
ne me suis pas dérobé » (Is 50, 5).
Seul Dieu peut ranimer en nous son souvenir
et rétablir notre capacité d’identifier
le timbre exact de sa voix qui
inlassablement nous appelle à la vie en nous frayant le
chemin vers « une
terre qui ruisselle de lait et de miel » :
allons-nous enfin
« reconnaître que cette bonté
de Dieu nous pousse au repentir », à la
conversion (Rm 2, 4), au libre consentement ?
Car en effet,
l’accomplissement des
temps messianiques est attesté par les miracles de
Jésus qui indiquent que le
peuple sourd à la Parole de Dieu, sourd à sa
voix, la comprend désormais et lui
obéit. « Les sourds
entendent », les apôtres entendent la voix
qui de
la nuée proclame : « Celui-ci est mon
Fils bien-aimé, écoutez-le »
(Mt 17, 5). « Ecoute
Israël […] que ces paroles restent dans
ton
cœur » !
Aujourd’hui le
Seigneur nous lance un
appel :
Je prends
aujourd’hui à témoin contre vous le
ciel et la terre : je
te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou
la malédiction. Choisis donc la
vie, pour que toi et ta postérité vous viviez,
aimant Yahvé ton Dieu, écoutant
sa voix, t’attachant à lui ; car là est
ta vie, ainsi que la longue durée de
ton séjour sur la terre que Yahvé a
juré à tes pères, Abraham, Isaac et
Jacob,
de leur donner (Dt 30, 19-20).
« Heureuses
les oreilles de l’âme
assez éveillée, assez recueillie pour entendre
cette voix du Verbe de Dieu,
écrit Elisabeth de la Trinité, heureux aussi les
yeux de cette âme qui
sous la lumière de la foi vive et profonde peut assister
à "l’arrivée"
du Maître en son sanctuaire intime »
(Elisabeth de la Trinité, Ciel
dans la foi, 1ère oraison).
Cette âme
bienheureuse, c’est celle de
la Vierge Mère, habituée à garder
fidèlement les Paroles de Dieu dans son cœur
(Lc 2, 19-51) et dont le Christ Jésus a
révélé le sens profond de la
maternité
: « Heureux ceux qui écoutent la parole
de Dieu et la gardent » (Lc
11, 28). Dans notre
démarche de conversion
rendons grâce au Seigneur d’avoir
restauré en nous par le mystère pascal la
disposition à reconnaître sa voix
miséricordieuse, créatrice et vivifiante.
Conservons
pour notre route cette antienne :
« Aujourd’hui, ne fermons
pas notre cœur, mais écoutons la voix du Seigneur
! » Alors avec « l’ami
de l’époux qui se tient là et qui
l’entend », nous serons ravis
« de
joie à la voix de
l’époux » (Jn 3, 29), et notre
joie sera complète.

Se réconcilier
avec son histoire
Toute la
communauté des Israélites se mit à
murmurer contre Moïse et
Aaron dans le désert. Les Israélites leur dirent
: « Que ne sommes-nous
morts de la main de Yahvé au pays d’Egypte, quand
nous étions assis auprès de
la marmite de viande et mangions du pain à
satiété ! A coup sûr, vous nous avez
amenés dans ce désert pour faire mourir de faim
toute cette multitude. »
Yahvé dit à Moïse :
« Je vais faire pleuvoir pour vous du pain du haut
du
ciel. Les gens sortiront et recueilleront chaque jour leur ration du
jour ; je
veux ainsi les mettre à l’épreuve pour
voir s’ils marcheront selon ma loi ou
non. Et le sixième jour, quand ils prépareront ce
qu’ils auront rapporté, il y
en aura le double de ce qu’ils recueillent chaque
jour. »
Moïse et Aaron
dirent à toute la communauté des
Israélites : « Ce
soir vous saurez que c’est Yahvé qui vous a fait
sortir du pays d’Egypte et au
matin vous verrez la gloire de Yahvé. Car il a entendu vos
murmures contre
Yahvé. Et nous, que sommes-nous pour que vous murmuriez
contre
nous ? » Moïse dit :
« Yahvé vous donnera ce soir de la viande
à
manger et, au matin, du pain à
satiété, car Yahvé a entendu vos
murmures contre
lui. Nous, que sommes-nous ? Ce n’est pas contre
nous que vont vos
murmures, mais contre Yahvé. » (Ex 16,
2-8).
Dieu
conduit son peuple au
désert pour
devenir son guide (Ex 13, 21), pour sceller une alliance avec lui et
entrer
enter dans « une terre qui ruisselle de lait et de
miel ». Or le
chemin que Dieu choisit pour Israël n’est en rien
comparable à la bonne terre d’Egypte
où nourriture et sécurité ne faisaient
pas défaut ; c’est celui de la foi pure
en celui qui conduit son peuple. Dès les
premières étapes, les Hébreux
murmurent contre la disposition du Seigneur : pas de
sécurité, pas d’eau, pas
de viande ! Le motif de cette rébellion est clair : on
regrette la vie
ordinaire ; si pénible fût-elle en Egypte, on la
préférait à cette vie
extraordinaire livrée au seul soin de Dieu ; mieux vaut une
vie d’esclave que
la mort menaçante, le pain et la viande que la manne
insipide. Le désert révèle
ainsi le cœur de l’homme, incapable de triompher de
l’épreuve à laquelle il est
soumis.
Mais « il
est fidèle, le Dieu par
qui nous avons été appelés
à la communion de son Fils, Jésus Christ notre
Seigneur » (1 Co 1, 9). Au peuple rebelle il accorde
nourriture et eau ; « le
Dieu fidèle qui garde son alliance et son amour pour mille
générations à ceux
qui l’aiment et gardent ses
commandements » (Dt 7, 9), se montre toujours
vainqueur et triomphateur en faisant passer son peuple dans
« la terre
promise de l’union d’amour ».
Le désert est
ainsi l’âge de la
manifestation de la miséricorde de Dieu, en même
temps que celui de l’infidélité
de l’homme. Le désert est le lieu merveilleux de
la sollicitude paternelle de
Dieu ; le peuple n’y a point péri, mais mis
à l’épreuve, afin de
reconnaître
que « l’homme ne vit pas seulement de pain
mais de toute parole qui sort
de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4). A
l’inverse, le souvenir des
désobéissances est un appel à la
conversion et à la confiance en Dieu seul ;
qu’aujourd’hui
du moins chacun cesse d’avoir la nuque raide et de tenter
Dieu, qu’il sache
patienter au rythme de Dieu (Ps 106, 13s) et contempler le triomphe de
sa
miséricorde.
L’intelligence
spirituelle de la
traversée du désert par les Hébreux,
nous apprend comment nous réconcilier avec
notre propre histoire humaine et spirituelle ; comment discerner la
présence bienfaisante
de Dieu à chaque étape de notre
itinéraire ; comment découvrir aussi la
fréquence de nos murmures, de nos cris, de nos tentations de
retour en arrière,
de nos manques de foi et de confiance, de nos retards. Se
réconcilier avec son
histoire c’est dès maintenant
l’apprentissage d’une relecture à la
lumière de
la vie voyagère de Jésus : dans le
désert il est mis à
l’épreuve comme son
peuple (Mt 4, 1-11). Mais à la différence de ses
pères, il surmonte l’épreuve
et demeure fidèle à son Père,
préférant la Parole de Dieu au pain, la confiance
au miracle merveilleux, le service de Dieu à tout espoir de
domination
terrestre.
La tribulation qui avait
échoué au
temps de l’exode trouve maintenant son sens :
Jésus est le Fils premier-né en
qui s’accomplit le destin d’Israël.
Jésus se présente comme celui qui
réalise
en sa personne les dons merveilleux de jadis : il est l’eau
vive, le pain du
ciel, le chemin et le guide, la lumière dans la nuit, le
serpent qui donne la
vie à tous ceux qui le regardent pour être
sauvé, il est enfin celui qui achève
la connaissance intime de Dieu, par la communion à sa chair
et à son sang. Dans
le Christ, écrit entre autre saint Augustin, nous avons
surmonté l’épreuve, en
lui nous avons la communion parfaite avec Dieu.
L’acceptation
joyeuse de notre
histoire – quelle qu’elle soit, si peu reluisante
qu’elle nous paraisse – passe
par notre communion au mystère du Christ qui dans sa chair a
tout assumé, tout
sauvé pour nous réconcilier avec celui qui
conduit toute chose à sa perfection
dans l’amour.
Conservons pour notre route cette affirmation de saint
Jean : « Dieu a
tant aimé le monde – a tant aimé notre
histoire – qu’il a donné son Fils
unique,
afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais
qu’il ait la vie
éternelle ».

Se réconcilier
avec son frère
De même, en effet,
que le corps est un, tout en ayant plusieurs
membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur
pluralité, ne
forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Aussi
bien est-ce en un
seul Esprit que nous tous avons été
baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs,
esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été
abreuvés d’un seul Esprit.
Aussi bien le corps n’est-il pas un seul membre, mais
plusieurs (1 Co 12,
12-15).
« Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton
esprit : voilà le plus grand
et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras
ton
prochain comme toi-même ». (Mt 22, 34-40).
Cette formule qui
« contient toute la Loi en sa
plénitude » (Gal 5, 14),
s’exerce d’abord
dans la communauté croyante des disciples de
Jésus. Elle est le fruit
d’une nouvelle
naissance, l’attestation de l’obéissance
filiale à la Parole de Dieu, la
manifestation de notre réconciliation avec la voix de Dieu
qui nous engage sur
un chemin nouveau : « En obéissant
à la vérité, vous avez
sanctifié vos
âmes, pour vous aimer sincèrement comme des
frères. D’un cœur pur, aimez-vous
les uns les autres sans défaillance, engendrés de
nouveau d’une semence non
point corruptible, mais incorruptible : la Parole de Dieu, vivante et
permanente » (1 P 1, 22).
L’amour fraternel
entre les membres si
divers de la même communauté est aussi le signe
indispensable de l’amour de
Dieu : « Celui qui aime son frère demeure
dans la lumière et il n’y a en
lui aucune occasion de chute. Mais celui qui hait son frère
est dans les
ténèbres, il marche dans les
ténèbres, il ne sait où il va, parce
que les
ténèbres ont aveuglé ses
yeux » (1 Jn 2, 10-11). Les membres de
l’Eglise appartiennent
à la même communauté réunie
sous la houlette de Pierre, tirent leur vie
profonde de leur union au Christ-Cep (Jn 15), se nourrissent de la
même
Eucharistie, méditent sous la conduite d’un seul
Esprit les Paroles du Seigneur
et portent en s’aimant les uns les autres le fruit que Dieu
attend d’eux :
Voici quel est mon
commandement : vous aimer les uns les autres comme
je vous ai aimés. Nul n’a plus grand amour que
celui-ci : donner sa vie pour
ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous
commande. Je ne
vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait
son
maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que
j’ai entendu de mon
Père, je vous l’ai fait connaître. Ce
n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais
c’est
moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous
alliez et portiez du
fruit et que votre fruit demeure, afin que tout ce que vous demanderez
au Père
en mon nom, il vous le donne. Ce que je vous commande, c’est
de vous aimer les
uns les autres (Jn 15, 12-16).
C’est
parce que le
Seigneur sait que
notre difficulté n’est pas d’admettre la
multiplicité des membres d’un même
corps, mais plutôt celle d’accepter que ses membres
soient différents de moi,
qu’il universalise le commandement de l’amour : on
doit aimer ses adversaires,
non pas seulement ses amis (Mt 5, 43-48) : cela suppose qu’on
a renversé dans
son cœur toute barrière, si bien que
l’amour puisse atteindre jusqu’à
l’ennemi.
La supplication de Paul aux
Corinthiens : « Nous vous en supplions au nom du
Christ : laissez-vous
réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20),
s’ouvre à la réconciliation entre
les membres de la même Eglise. Le pardon des offenses qui
nous sont faîtes
trouve son archétype dans la miséricorde du
Père. Cela est si important que
Jésus conditionne l’un à
l’autre : avant de participer à la liturgie
« va
d’abord te réconcilier avec ton
frère » (Mt 5, 23).
Commentant la demande du Pater
sur le pardon des offenses, notre Mère sainte
Thérèse écrit avec finesse :
Remarquez, mes soeurs,
qu’il ne dit pas « comme nous pardonnerons
» ;
et cela, pour que vous compreniez que celui qui demande un don aussi
grand que
le précédent, et a déjà
remis à Dieu sa volonté, doit avoir
pardonné ; c’est
pourquoi il dit : « comme nous pardonnons ». Ainsi,
quiconque aura dit
sincèrement au Seigneur Fiat voluntas tua,
doit déjà avoir tout fait,
ou, du moins, y être décidé (Camino,
36, 2).
Notre
réconciliation avec la voix de
Dieu qui nous invite à la vie ; notre
réconciliation avec notre histoire qui
nous incite à l’action de grâce, notre
réconciliation avec nos frères qui nous
engage à l’édification du
même corps en anticipant, en hâtant, la pleine
alliance
de l’humanité avec Dieu, s’ouvrent sur
une dimension infinie de notre vocation
au Carmel et que découvre sainte
Thérèse de l’Enfant-Jésus.
Conservons
pour
notre route cette confidence :
Mais Seigneur, votre enfant
l’a comprise votre divine lumière, elle
vous demande pardon pour ses frères, elle
accepte de manger aussi
longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se
lever
de cette table remplie d’amertume où mangent les
pauvres pécheurs avant le jour
que vous avez marqué... Mais aussi ne peut-elle pas dire en
son nom, au nom de
ses frères : Ayez pitié de nous Seigneur, car
nous sommes de pauvres pécheurs !...
Oh ! Seigneur, renvoyez-nous justifiés... Que tous ceux qui
ne sont point
éclairés du lumineux flambeau de la Foi le voient
luire enfin... ô Jésus s’il
faut que la table souillée par eux soit purifiée
par une âme qui vous aime, je
veux bien y manger seule le pain de l’épreuve
jusqu’à ce qu’il vous plaise de
m’introduire
dans votre lumineux royaume. La seule grâce que je vous
demande c’est de ne
jamais vous offenser ! (Ms C, fol. 6).

|
|