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« Laissez-vous réconcilier avec Dieu » (2 Co 5, 20). Cette parole de saint Paul – invitation à la conversion – peut être mise en parallèle avec ce qu’Elisabeth de la Trinité écrit à sa prieure : « Laisse-toi aimer plus que ceux-ci, (…) tu magnifieras la puissance de mon amour. Cet amour saura refaire ce que tu aurais défait : Laisse-toi aimer plus que ceux-ci » (LA 2). La conversion est toujours une œuvre de l’alliance entre Dieu et l’homme. Dieu se donne et la réponse de l’homme consiste à se faire accueillant. Dieu le premier nous a aimés, alors même que nous étions encore pécheurs dit saint Paul. La conversion passe par l’acceptation d’être aimé, d’être radicalement (au sens premier du terme) aimé. Essayons de voir comment Elisabeth nous encourage sur le chemin de la confiance en l’amour de Dieu qui fait miséricorde.
« Il me semble que l’âme la plus faible, même la plus coupable, écrit la jeune carmélite, est celle qui a le plus lieu d’espérer, et cet acte qu’elle fait pour s’oublier et se jeter dans les bras de Dieu le glorifie et Lui donne plus de joie que tous les retours sur elle-même » (L 249). Elisabeth de la Trinité écrit ces lignes en novembre 1905 à Madame Angles, épouse délaissée et souffrante. Elisabeth accompagne véritablement cette personne sur un chemin de confiance et d’abandon à la divine miséricorde. Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux de la Petite Thérèse. Mais Elisabeth apporte une note personnelle d’intériorité. « [L’âme] possède au centre d’elle-même un Sauveur qui veut à toute minute la purifier » (L 249). Elisabeth comprend que la foi et la confiance en la miséricorde divine ne consistent pas à nier la pauvreté. Pauvreté radicale de l’homme incapable de constance dans sa réponse à l’amour de Dieu. « Votre amour est comme la nuée du matin, dit le prophète Osée, comme la rosée qui tôt se dissipe » (Os 6, 4). Elisabeth a conscience que pour entrer dans la profondeur du mystère de la divine miséricorde, il faut passer par l’abîme de la misère humaine.
Sans la foi au Christ rédempteur et sauveur, la miséricorde (compassion et fidélité divine) est vidée de son sens. De quoi sommes-nous sauvés ? Jusqu’où va la misère de l’homme ? Qu’est-ce que notre péché ? Autant de questions qui sont une invitation à prendre au sérieux la miséricorde divine qui est pleinement révélée dans le drame de la Croix. « C’est dans le mystère de la Croix, écrit Benoît XVI, que se révèle pleinement la puissance irrésistible de la miséricorde du Père céleste ». Ce n’est qu’au pied de la Croix, le regard fixé sur Jésus, que l’homme comprend la folie de l’amour de Dieu pour ses créatures. Elisabeth de la Trinité est témoin de la miséricorde divine parce qu’elle a su reconnaître le « trop grand amour » de Dieu manifesté au Calvaire. « Une carmélite, écrit-elle (…) c'est une âme qui a regardé le Crucifié, qui l'a vu s'offrant comme Victime à son Père pour les âmes et, se recueillant sous cette grande vision de la charité du Christ, elle a compris la passion d'amour de son âme, et elle a voulu se donner comme Lui!... » (L 133). Regarder, méditer, comprendre et se donner : l’amour quand il est vrai ne peut rester sans acte, un vrai regard sur la Croix conduit à la conversion. Tant que l’homme ne reconnaît pas sa participation à la mise en Croix de Jésus, il ne peut connaître la Passion d’amour du Christ, ni se donner comme lui. L’amour de miséricorde de Dieu n’a de sens que lorsque l’homme est capable de dire en regardant le divin Crucifié : « c’est pour moi qu’il a fait cela ». Saint Paul l’exprime dans l’épître aux Ephésiens.
« Dieu riche en miséricorde… » (Ephésiens 2, 4 – 5).
L’oraison liturgique de la fête d’Elisabeth de la Trinité commence par une expression tirée de l’épître aux Ephésiens : Dieu riche en miséricorde. Elisabeth cite près d’une vingtaine de fois ce verset de l’Ecriture tiré du chapitre 2 qui porte sur l’universalité du salut apportée par le Christ. Comme Elisabeth, nous devons méditer et laisser cette Parole prendre vie.
« Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ. C'est par grâce que vous êtes sauvés ! Avec lui Il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus. Il a voulu par là démontrer dans les siècles à venir l'extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus » (Ep 2, 4 – 5).
Retenons 3 points de cette citation :
La misère est appelée à resplendir !
« Alors que nous étions morts par suite de nos fautes, Dieu nous a fait revivre avec le Christ »
Fin avril 1906, alors que la mort semble toute proche, Elisabeth écrit une lettre testament à sa sœur Guite (L 269). Elle l’encourage à être une louange de Gloire de la Trinité et lui lègue en héritage sa « dévotion pour les Trois, à l’Amour ». Elisabeth insiste sur la manière de réaliser cette vocation : « Vis au-dedans avec Eux dans le ciel de ton âme ». Elle résume cela dans une expression qui unit la foi en la charité divine et l’action de grâce : « Crois toujours à l’Amour. Si tu as à souffrir, pense que tu es plus aimée encore, et chante merci toujours ».
Nous avons là le cœur de la vie spirituelle d’Elisabeth, vivre au-dedans de soi, en ce lieu de la présence de Dieu, y vivre par la foi en l’amour divin. Nous y reviendrons. Mais, magnifiant l’amour de Dieu, Elisabeth n’oublie pas sa propre misère : « Tu prieras pour moi ; j'ai offensé mon Maître plus que tu ne crois; mais surtout dis-Lui merci: un gloria tous les jours. Pardon, je t'ai donné souvent le mauvais exemple » (L 269). Elisabeth exprime parfaitement le double abîme qui marque la vie de l’homme. L’extraordinaire folie de l’amour de Dieu et l’extraordinaire abîme de la misère humaine. L’expression parfaite de ce double abîme c’est la Croix. Commentant Ephésiens 2, 4, Elisabeth écrit : «Comment pouvons-nous ne pas défaillir d'adoration quand nous plongeons dans l'abîme de la miséricorde et que les yeux de notre âme sont arrêtés sur ce fait: Dieu a enlevé nos péchés. (…) Le Seigneur, dans sa clémence, a voulu retourner nos péchés contre eux-mêmes et pour nous; Il a trouvé le moyen de nous les rendre utiles, de les convertir entre nos mains en instruments de salut. Que ceci ne diminue en rien ni notre terreur de pécher, ni notre douleur d'avoir péché. Mais nos péchés sont devenus pour nous une source d'humilité » (CF 35). Le point essentiel de la pensée d’Elisabeth est que cette misère ressentie et reconnue, acceptée, doit être mise en face du « trop grand amour » de Dieu manifesté dans la personne du Christ – Sauveur.
Le trop grand amour…
« C'est par grâce que vous êtes sauvés ».
Elisabeth a un tempérament entier ; des colères de son enfance à l’absolu de son amour pour le Christ, c’est un même feu qui brûle dans ses veines. Elle trouve dans l’expression Propter nimiam charitatem, un écho de ce feu d’amour qui anime son existence. « Oh, vois-tu, écrit-elle à sa mère, il y a un mot de saint Paul qui est comme un résumé de ma vie, et que l'on pourrait écrire sur chacun de ses instants: Propter nimiam charitatem. Oui, tous ces flots de grâces, c'est « parce qu'Il m'a trop aimée ». Maman chérie, aimons-le, vivons avec Lui comme avec un être aimé dont on ne peut se séparer » (L 280).
Dans l’expression « trop grand amour » de Dieu, il y a l’abolition de toute proportion entre ce que l’homme peut faire et l’amour de Dieu qui lui est proposé. Cette destruction de toute proportion est le secret de la liberté chrétienne. Puisqu’il n’y a pas de proportion entre ce que Dieu donne et ce que l’homme peut rendre, tout acte humain posé par amour théologal acquiert une valeur infinie. Propter nimiam charitatem, « c’est le mot, dit Balthasar, qui ne peut être prononcé que dans les larmes et l’étouffement, par un être qui se déclare vaincu, enfin prêt à livrer toute sa liberté ». L’amour de Dieu va au-delà de la justice, de la justesse, du raisonnable. Sans la conscience de la profondeur de notre misère, il est impossible de saisir ce que peut être la miséricorde. Elle conduit à une attitude fondamentale pour Elisabeth, celle de l’adoration. Dieu est et cela me suffit, dit saint François. Une âme qui adore grandit dans la confiance. « Nous devons descendre chaque jour en ce sentier de l'Abîme qui est Dieu ; laissons-nous glisser sur cette pente dans une confiance toute pleine d'amour. Un abîme appelle un autre abîme. C'est là tout au fond que se fera le choc divin, que l'abîme de notre néant, de notre misère, se trouvera en tête à tête avec l'Abîme de la miséricorde, de l'immensité du tout de Dieu » (CF 4). Elisabeth insiste sur cette confiance qui naît de la disproportion. Une confiance qui doit toujours s’enraciner dans la reconnaissance de la misère sans s’y enfermer. « Ne vous dites pas que cela n'est pas pour vous, que vous êtes trop misérable, car c'est au contraire une raison de plus pour aller à Celui qui sauve. Ce n'est pas en regardant cette misère que nous serons purifiées, mais en regardant Celui qui est toute pureté et sainteté » (L 249). La saine acceptation de soi conduit à l’action et la prépare. Accepter sa misère, son péché, ce n’est pas se complaire dans cet état mais considérer cet état de fait comme la base sur laquelle Dieu va agir. N’est-ce pas le mouvement même du sacrement de pénitence ? Une vérité psychologique qu’Elisabeth exprime dans une formule audacieuse : « Si votre nature est un sujet de combat, un champ de bataille, oh, ne vous découragez pas, ne vous attristez pas. Je dirais volontiers: aimez votre misère, car c'est sur elle que Dieu exerce sa miséricorde, et lorsque sa vue vous jette dans la tristesse qui vous replie sur vous, cela, c'est de l'amour-propre! » (L 324). La vraie contrition ne consiste pas à pleurer sur la perte de l’image de notre perfection, qui est une idole, mais sur les pieds de Jésus comme Marie Madeleine. N’est-ce pas ce que Jésus révèle à travers la parabole de la prière du Publicain. « Le publicain, se tenant à distance, n'osait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine, en disant: Mon Dieu, aie pitié du pécheur que je suis! Je vous le dis: ce dernier descendit chez lui justifié, l'autre non. Car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé » (Lc 18, 13 – 14).
trop grand amour de celui qui demeure en nous.
« Avec lui Il nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus ».
C’est dans son intimité avec le Christ, dans l’oraison qu’Elisabeth nourrit sa confiance.
« C'est bien consolant, n'est-ce pas, de penser que Celui qui doit nous juger habite en nous pour nous sauver tout le temps de nos misères et pour nous les pardonner » (L 238). Oui, la Trinité Sainte demeure en l’âme du baptisé, nous sommes temple de l’Esprit Saint. Une présence qui fait de tout baptisé un témoin de l’amour, un témoin de la vie. Cette présence est une capacité pour l’homme de s’ouvrir à l’infini. Ce qu’Elisabeth exprime par l’expression thérésienne du « Ciel de notre âme ». La connaissance intuitive, d’expérience, de l’amour de miséricorde de Dieu, l’homme l’acquiert non seulement dans l’expérience sacramentelle mais encore dans l’oraison. Lorsque nous nous tenons en sa présence, lorsque nous existons consciemment, devant Lui, il rayonne sur nous de son amour éclairant et purifiant. L’oraison conduit à une vraie connaissance de soi qui n’est pas une introspection psychologique mais une prise de conscience venue de l’intérieur, intuitive. L’orant voit sa misère à la lumière de la miséricorde, et cet amour vient consumer sa misère. Car la miséricorde est tout à la fois un feu qui éclaire et un feu qui consume. Tous les camouflages et autres mensonges cèdent devant la Vérité de l’amour de Dieu. Devant la disproportion entre cet amour divin et la capacité de l’homme à répondre à cet amour, seul demeure l’accueil de l’amour de miséricorde, ce trop grand amour.
« Crois qu’Il t’aime, qu’Il veut t’aider Lui-même dans les luttes que tu as à soutenir. Crois à son amour, son trop grand amour » (GV 11). En celui qui accueille, par la foi, l’amour de Dieu, cet amour fait œuvre de sanctification. La misère devient le bois du sacrifice.
Frère Thierry-Joseph de Marie Mère de Dieu – Montpellier.
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